« Pour trouver notre place dans le monde, nous devons être en mesure de comprendre qui nous sommes. »[1]
De qui je suis l’enfant ? J’étais qui, enfant ? Qui sera mon enfant ? Qu’est-ce que je représenterai pour elle ou lui ? Comment je me projette dans ce nouveau chapitre de ma vie sans aucune référence, sans aucun-e référent-e et sans continuité avec la femme qui m’a donné la vie, ma mère ? Parce que oui -et c’est propre à chacun-e en fonction de son ressenti et son expérience- la femme que je qualifie de mère (tout court), c’est la femme qui m’a donné la vie, qui m’a donné la moitié de mes gènes, et bien plus que ça. Et, au bout du compte, qu’est-ce que je vais transmettre à cet enfant en devenir ?
Clarifions une chose d’emblĂ©e. Ma mère n’est pas un ventre Ă pattes, un incubateur, une usine Ă enfants qui aurait seulement servi Ă produire le bien prĂ©cieux que seule une femme occidentale, plus riche qu’elle, au meilleur statut social, « mĂ©ritait » d’élever. Son rĂ´le et son identitĂ©, sa place dans ma vie ne se rĂ©duisent pas Ă un acte purement biologique, physiologique. Elle ne m’a pas « juste » mise au monde. Et quand bien mĂŞme. C’est grâce Ă elle que j’existe, et c’est dĂ©jĂ Ă©norme. Elle a reprĂ©sentĂ© tout mon univers pendant neuf mois, et pendant le temps qui a suivi ma naissance oĂą elle a pu me garder. Alors je refuse qu’on la fasse tomber dans les oubliettes de mon histoire au prĂ©texte qu’elle ne m’a pas Ă©levĂ©e, et personne n’avait le droit de dĂ©cider Ă ma place qu’elle n’avait aucune importance dans ma construction, mon dĂ©veloppement, et ma vie affective et psychique. Personne n’avait le droit d’ignorer la perte immense que j’ai vĂ©cue en la perdant, elle, et en perdant le reste de ma famille. Personne n’a le droit de dĂ©cider Ă ma place qui je qualifie de « mère ». Personne ne peut m’obliger Ă ajouter un qualificatif comme « biologique » ou « de naissance », mĂŞme si je le fais parfois pour clarifier mon propos. Personne ne peut me forcer Ă la qualifier de « gĂ©nitrice » avec un ton et une expression dĂ©goulinants de mĂ©pris comme mon père adoptif l’a toujours fait parce qu’à ses yeux, seule sa femme mĂ©ritait d’être ma Mère avec un grand M. J’ai eu une autre figure maternelle dans ma vie, et une mère adoptive qui n’a jamais su devenir une mère pour moi, mais Mama, c’est, et ce sera toujours, ma mère de Roumanie, peu importe la place qu’elle occupe aujourd’hui dans ma vie.
Les circonstances qui entourent mon adoption sont floues, et je ne sais pas combien de temps exactement je suis restée auprès de ma mère. Mais je mesure maintenant, en vivant une première grossesse, tout ce qu’elle m’a transmis avant même que je sois née. Mes lectures sur la grossesse et la maternité m’apprennent à quel point le lien entre mère et enfant s’établit tôt, bien avant la naissance. La mère est un véritable cocon sensoriel pour le bébé en développement. A partir de trois mois, « le fœtus ressent le goût de ce que boit et mange [sa mère] à travers le liquide amniotique, qu’il commence à avaler. »[2] Dans un article passionnant, Marie-Claire Busnel et Anne Héron, de l’Université Paris Descartes, précisent encore que « les odeurs et les saveurs de certains aliments odorants ingérés par la mère sont non seulement détectés mais aussi mémorisés par le fœtus, et conditionnent les préférences olfactivo-gustatives observées chez l’enfant après la naissance. »[3] Le goût des aliments ingérés par la mère se retrouve également dans le lait maternel.
À partir de quatre mois, le fœtus peut percevoir les bruits émis par sa mère (les battements de son cœur, sa voix), et son odorat se développe[4].  Il faut attendre […] le sixième [mois] pour l’ouïe [élargie à l’environnement] et le septième mois pour la vue ».[5] « [Le fœtus] reconnaît la voix de sa mère et sa langue maternelle, il mémorise et se souvient même d’une mélodie entendue in utero jusqu’à un mois après la naissance, et son cerveau différencie déjà des phonèmes tels que « ba » et « ga » (2). Sa capacité à acquérir le langage est donc très précoce (3) »[6]. La notion de langue maternelle prend ici tout son sens.
Par ailleurs, « Dès le deuxième trimestre, les fœtus font plus de mouvements en entendant la voix de leur mère et se calment lorsque celle-ci pose la main sur [son] ventre. Et au troisième trimestre, les futurs bébés multiplient les signes de détente (bâillement, bras croisés…) sous l’effet du toucher maternel, même à travers la barrière placentaire (4)[7]. Il[s] adapte[nt] ainsi [leur] réponse à des signaux particuliers. » Dès la naissance, les bébés reconnaissent très bien la voix de leur mère, et en 24 heures, ils sont capables de distinguer son lait d’un autre lait. Ils reconnaissent aussi les sons de l’environnement direct de leur mère, en particulier la voix de leur père s’il a été présent pendant la grossesse. Avant la naissance, les bébés se préparent ainsi à reconnaître l’environnement de leur mère, qui deviendra le leur.[8]
Ceci dit, le fœtus ne perçoit pas que des stimuli sensoriels. Une étude de 2017[9] a suggéré qu’il percevait également l’état émotionnel de sa mère en rapport à des stimuli et des expériences bien précis. Cette étude a ainsi mis au jour la notion de « transmission transnatale », c’est-à -dire la continuité qui existe entre les expériences du bébé in utero et après la naissance. « La communion entre les deux [mère et enfant] est, dès le cinquième mois, unique. Le bébé, dans le ventre de sa mère, développe donc déjà un lien privilégié avec elle »[10].
Sans en avoir conscience, j’ai donc appris à reconnaître la voix de ma mère, son odeur, le goût de son lait (si elle m’a allaitée), j’ai appris à aimer ce qu’elle mangeait, à reconnaître les sonorités du roumain, et j’ai associé les expériences qu’elle vivait à des sensations positives ou négatives. Dans la Roumanie communiste, et avec un niveau de vie assez bas, j’imagine que ces expériences ont surtout été difficiles. Je pense qu’elle a ressenti beaucoup de stress qui s’est probablement traduit chez moi par certaines peurs que je n’arrive pas à expliquer. Mais qu’ils aient été positifs ou négatifs, ces 9 mois passés dans son ventre ont eu un impact sur moi. En naissant, je n’étais pas une toile blanche transposable dans n’importe quel environnement sans conséquence sur moi, ou sur ma mère. Les enfants et les familles ne sont pas interchangeables, et le bébé ou l’enfant sait très bien qui est sa mère, et qui ne l’est pas.
Même si ma grossesse n’a rien à voir avec celle que ma mère a vécue avec moi, ce que je vis aujourd’hui est le seul moyen, aussi imparfait soit-il, d’avoir une idée de ce qu’elle a vécu, elle, et de ce que j’ai vécu, moi, au tout début de ma vie.
Et pourtant, aujourd’hui, tout nous sépare, parce que j’occupe une position qu’elle n’a jamais connue, une position de privilège. Je suis entrée dans la catégorie des femmes qui ont le droit d’être mères, de se sentir mères et de voir leur maternité reconnue et soutenue par la société. J’ai eu accès à la contraception remboursée par la sécurité sociale, à des rendez-vous gynécologiques et médicaux abordables ou gratuits, j’ai pu prendre la pilule du lendemain à plusieurs reprises, j’ai pu choisir si et quand entamer une grossesse, et combien de fois (un luxe que beaucoup de femmes dans le monde, encore aujourd’hui, ne connaissent pas). Cet enfant qui arrive, je l’ai décidé avec mon compagnon au moment où c’était le mieux pour notre couple. Pour mettre toutes les chances de notre côté. Je vais avoir un congé maternité correctement rémunéré, mon compagnon va pouvoir prendre des vacances en plus de son congé paternité pour élever notre enfant avec moi et établir un lien solide avec elle ou lui dès le départ, je sais qu’il y aura des crèches gratuites ou à des prix abordables pour pouvoir reprendre le travail sans stresser, que mon enfant aura une éducation de qualité payée par l’Etat, des soins médicaux abordables ou gratuits, et pourra faire des études supérieures à un prix raisonnable (ou gratuitement, en fonction des pays et des parcours). J’aurai droit à des allocations familiales ou des aides dont le montant augmentera avec le nombre d’enfants, et puisque je suis blanche, diplômée et que j’ai un passeport français, où que je vive, on ne va pas probablement jamais m’accuser de profiter du système.
Alors que je ne suis pas à plaindre et que d’autres auraient bien plus besoin d’aides publiques que moi, je dispose de tout un arsenal d’options et de solutions pour pouvoir élever mon enfant en toute sérénité. Sans trop me faire de soucis pour l’argent, ce qui est une chance incroyable (que beaucoup ne connaissent pas). Et ça, ce n’est pas une question de mérite ou de supériorité morale, c’est une question de volonté politique des États : à un moment, et dans certains pays, les pouvoirs publics ont estimé que si on voulait que les gens continuent à faire des enfants, il fallait donner aux familles et aux mères les moyens de le faire dans de bonnes conditions.
C’est facile de se considérer d’emblée comme une « meilleure mère » quand, contrairement à la majorité des mères du monde, on a déjà à sa disposition tous ces avantages sans avoir fourni le moindre effort parce que d’autres se sont déjà battu-e-s pour les obtenir ou parce qu’on est née dans un milieu social favorisé. Et c’est incroyablement hypocrite d’associer les privilèges économiques et sociaux à de meilleures capacités maternelles. Comme la page Facebook The Family Preservation Project l’exprime si bien, « lorsque des femmes enceintes [pauvres ou en situation précaire] s’entendent dire « votre amour ne suffit pas » et que des parents adoptifs s’entendent dire « il suffit de l’aimer », en réalité, c’est l’argent qui fait la différence. »[11]
C’est facile de juger les femmes qui n’ont pas accès à la contraception, qui n’ont pas reçu d’éducation sur leur propre corps ou pas d’éducation tout court, qui ne sont pas soutenues par leur famille et par le père de l’enfant, qui se retrouvent seules à nourrir leur famille tout en élevant les petits. Et trop facile de répondre à la moindre situation de détresse (souvent temporaire) en disant : « je prends ton enfant, tu gardes ton problème.[12] »
À une autre époque, ou dans un autre pays, on m’aurait jugée parce que j’avais un enfant hors mariage, agonie d’injures parce que je salissais l’honneur de ma famille, forcée à épouser quelqu’un que je n’ai pas choisi, envoyée vivre ma grossesse dans des établissements quasi carcéraux, forcée à abandonner mon enfant à la naissance, ou très peu de temps après. Parce que d’autres que moi ne m’auraient pas considérée digne d’être la mère de cet enfant. C’est arrivé en Irlande, au Canada, en Australie, aux États-Unis, aux Pays-Bas, dans d’autres pays d’Europe avant l’arrivée de la contraception et du droit à l’avortement, et ça arrive dans des pays où les enfants hors mariage sont tabous et où il faut parfois choisir entre garder son enfant ou garder un toit au-dessus de la tête et rester intégrée à un groupe social.
Si je peux écrire cet article aujourd’hui, c’est parce que je fais partie d’une élite privilégiée occidentale qui a une voix, qui a le droit de la faire entendre et qui sera, dans une certaine mesure, écoutée. J’ai pris conscience que la maternité était réellement un choix politique et que nous ne sommes pas toutes égales face à cet incroyable chamboulement.
Pourtant, beaucoup de peurs remontent à cette période si particulière. Je suis terrifiée à l’idée de perdre mon enfant. Terrifiée à l’idée qu’on me le prenne, terrifiée qu’on me juge inapte à lui donner l’amour et l’éducation qu’elle ou il mérite. J’ai une immense méfiance à l’encontre des institutions, des hôpitaux, des représentants de l’autorité, et j’accueille avec une grande suspicion toutes les questions émanant de médecins ou d’infirmières sur ma relation avec mon conjoint, notre situation financière, mon enfance, mes relations avec ma famille (adoptive) ou le type d’éducation que nous voulons donner à notre enfant.
J’ai lu dans un livre sur la grossesse qu’une femme enceinte ressentait de la compassion pour toutes les femmes enceintes de la Terre. Ce n’est pas tout à fait mon cas. Je suis en empathie totale avec toutes les femmes enceintes et toutes les mères qui ont perdu un ou plusieurs enfant(s). Celles à qui on a dit qu’il ou elle était trop malade, inopérable, ou mort-e alors que c’était faux. Qui ne s’en sont jamais remises. Celles étaient « d’accord » pour s’en séparer. Même celles qui ont signé. Mais de même que l’absence de choix n’est pas un choix, un accord donné dans une situation de détresse extrême n’est pas vraiment un accord. C’est un acte de désespoir absolu. C’est la preuve que personne ne leur a tendu la main. J’ai une idée de ce que ressentent toutes celles qui ont vu leur enfant disparaître du jour au lendemain et n’ont plus jamais eu de nouvelles parce que j’ai vécu ça, du point de vue de l’enfant. Et je ne peux qu’imaginer la douleur qu’elles ont ressentie et ressentiront toute leur vie, une douleur sourde, cachée, honteuse, parce qu’on leur refuse le droit de faire le deuil d’un enfant qui n’est pas mort.
Je sais que si je perdais mon enfant, moi non plus, je ne m’en remettrais pas. Elle ou il n’est pas encore né-e, mais je suis déjà sa mère, et je le serai toute ma vie, quoiqu’il arrive. Je frémis à l’idée que tout pourrait basculer du jour au lendemain, que je pourrais me retrouver effacée de la vie de mon enfant, rayée de son acte de naissance, avilie, salie, déclarée morte, par des gens qui auraient le pouvoir de réécrire l’histoire et de façonner son identité pour en faire « leur » enfant, un être à leur image. Des gens qui pourraient très bien lui faire croire que je ne l’aimais pas, que je ne l’ai jamais aimé. Ou que je l’aimais tellement que j’ai fait un incroyable « don de moi » en acceptant de m’en séparer. Après tout, l’histoire est écrite par les vainqueurs, y compris les petites histoires, surtout si le temps, en effaçant tous les souvenirs, leur facilite la tâche. Je frémis à l’idée que ce prénom qu’on a déjà choisi pour l’enfant à venir pourrait basculer dans l’oubli, alors qu’il est tellement important pour moi, parce qu’associé à quelqu’un qui a occupé une place prépondérante dans ma vie. Et que la même chose puisse arriver au nom de famille de mon conjoint, l’une des personnes que j’aime le plus au monde.
Une tristesse infinie m’envahit à l’idée que si tout ceci arrivait, mon enfant pourrait grandir sans entendre ma voix, sans voir mon visage, qu’elle ou il oublierait son père, sa famille, sa langue, et que le temps effacerait tout ce qui reste de notre lien. Ce lien que je crée, qu’on crée, avec notre enfant en devenir, alors qu’il-elle n’est même pas encore né-e.
Le lien est là , mais qu’est-ce que je vais transmettre ? Comment accrocher un nouveau maillon à une chaîne qui a été brisée ? Comment imaginer un enfant à naître alors que je n’ai aucun moyen de connaître, reconnaître, retrouver, l’enfant que j’ai été ? Je n’ai aucune photo d’avant mes trois ans. Je ne peux qu’imaginer la grossesse de ma mère. Je n’ai aucune information sur ma naissance. Je n’ai personne qui peut me parler de moi avant mon adoption, lorsque j’ai été obligée de devenir la petite fille que mes parents adoptifs voulaient me voir devenir. Je n’ai pas de souvenirs de ma langue maternelle. Je n’ai pas de souvenirs de berceuses ou de jeux. Les premières années de ma vie sont un néant et la toute jeune enfant que j’étais est perdue à l’intérieur. Je suis confrontée à un abîme d’ignorance au sujet de ma propre vie.
Le dossier médical que j’ai récupéré récemment est au moins en partie faux. On a vite fait de dire que la biologie n’a pas d’importance, mais si elle n’avait pas d’importance, pourquoi on nous pose des questions sur nos antécédents médicaux à la moindre visite chez le médecin ou à l’hôpital ? Si la biologie n’avait pas d’importance, autant donner n’importe quel bébé à n’importe quelle mère dans les maternités, non ? Si la biologie n’avait pas d’importance, on ne prescrirait pas des contrôles réguliers aux personnes dont des proches sont atteints de maladies pour leur éviter de les développer, ou pour les soigner le mieux possible. Si la biologie n’avait pas d’importance, on ne m’aurait pas recommandé de faire des examens des veines pour m’éviter de mourir brutalement comme mon frère naturel à cause d’un caillot qui s’est logé au mauvais endroit.
 Et donc, je ne sais pas ce que je risque de transmettre à mon enfant d’un point de vue médical. J’ai dû répéter quatre ou cinq fois à l’infirmière qui a fait le premier entretien de suivi de grossesse que j’avais été adoptée pour qu’elle arrête de me demander s’il y avait telle ou telle maladie dans ma famille. Seul mon compagnon a pu répondre à cette question. On n’a que 50 % de l’équation. Les quelques pourcents qui viennent de mon côté ont été « obtenus » par hasard, et pour ça, il a fallu que quelqu’un meure.
Quant à la génétique, on sait maintenant qu’elle a autant d’importance pour le développement des enfants que l’environnement dans lequel ils grandissent. Ainsi, Robert Plomin, professeur à l’Institut de psychiatrie, psychologie et neurosciences du King’s College, à Londres, a passé 25 ans à étudier les différences comportementales, de réussite scolaire et d’aptitudes sociales chez des fratries de vrais et de faux jumeaux pour déterminer le rôle de l’inné et de l’acquis dans le développement de ces enfants[13]. Les résultats ont établi clairement que les vrais jumeaux, dont l’ADN est identique à 100%, sont beaucoup plus similaires dans leur développement que les faux jumeaux, qui partagent 50 % d’ADN. Et Robert Plomin de conclure que « les gènes sont le plus grand cadeau qu’on puisse offrir à un enfant, mais ils ne nous définissent qu’à 50 % »[14] Oui, mais 50%, quand même. On ne peut plus dire que la génétique n’a aucune importance dans notre vie. On ne peut plus reléguer la biologie, et la génétique, aux oubliettes. On ne peut plus balayer ces notions du revers de la main sous prétexte qu’elles nous dérangent.
Au-delà des considérations médicales et génétiques, il y a tout un versant culturel et identitaire que je ne sais pas comment aborder. Je découvre par exemple que la grossesse et l’accouchement sont des aspects de la vie qui dépendent directement de la culture dans laquelle on évolue. Et que, lorsqu’on est adopté-e à l’international, finalement, on n’appartient pas réellement à une culture en particulier. Je ne sais pas comment on fait en France. On ne m’a pas dit de mots tendres ou chanté de berceuses en français quand j’étais enfant. Je ne sais pas comment on fait en Roumanie. Je ne sais pas comment on fait dans le pays où je vis aujourd’hui. Tout (des livres aux journaux de grossesse) me rappelle que je suis privée de cette expérience familiale et transgénérationnelle, des histoires et astuces que les sœurs, les mères, les grands-mères, les tantes, se transmettent, comme autant de secrets qui relient entre elles les femmes d’une même famille. Je ne suis rattachée à rien ni personne.
Et ensuite, qu’est-ce je vais transmettre ? Un nom qui n’est pas le mien, qui n’a jamais été le mien, et qui, pourtant, va se retrouver sur l’acte de naissance de mon enfant et va perpétuer la lignée de gens qui n’ont rien à voir ni avec moi, ni avec mon enfant ? Une langue qui n’a aucune valeur sentimentale pour moi, que j’ai été obligé d’apprendre en accéléré pour m’intégrer ? Une histoire familiale et un attachement à un pays (celui dont ma famille adoptive est originaire) qui ne signifient rien pour moi ? Une histoire familiale, la mienne, que je ne connais même pas ? Une éducation basée sur la peur, la domination, l’indifférence et le mépris, que j’ai connue dans ma famille adoptive ? Une éducation dont je n’ai aucun souvenir, comme dans ma famille naturelle ? Qu’est-ce qui fonde mon identité, et qu’est-ce qui va fonder celle de mon enfant ? Je n’en ai aucune idée. Pour l’instant, tout me semble artificiel. L’absence de référent-e-s et de références se fait cruellement sentir. Être adoptée et devenir mère, c’est devoir tout inventer, tout construire, en partant des fondations. Mais heureusement, on est deux pour le faire, et mon compagnon ne part pas de zéro. Et pour la première fois de ma vie, j’ai eu un pouvoir de décision sur un aspect de mon identité. Ça, on ne m’a pas forcé à le faire, on ne m’a pas forcé à l’être. J’ai décidé de devenir mère, en toute connaissance de cause. Pour quelqu’un qui s’est vu imposer beaucoup de choses dans la vie, c’est une sacrée victoire.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur le bouleversement identitaire, psychologique, physique, que représente une grossesse et la naissance d’un enfant pour une personne qui a été adoptée. C’est une période qui offre un aperçu – quoique déformé- sur des expériences tombées dans l’oubli, et c’est, de bien des façons, une forme de (re)naissance. Lorsqu’un enfant naît, c’est aussi une mère, et un père, qui naissent. Ce sera donc à nous de poursuivre à six mains l’écriture d’une partition familiale que nous jouons déjà depuis plusieurs mois.
MĂ©lissa
[1] Philippe Rochat, professeur de psychologie, Emory University, Atlanta (États-Unis) dans « Inné et Acquis », de la série documentaire Les bébés, Netflix, 2020
[2] Le Guide féministe de la grossesse, Pihla Hintikka et Elisa Rigoulet, Marabout, 2019
[3] Marie-Claire Busnel & Anne Heron (2010), « Le développement de la sensorialité fœtale ». Article publié dans LA NAISSANCE : histoires, cultures et pratiques d’aujourd’hui, R. Frydman & M. Szejer, Albin Michel : pages 633-643
[4] Le Guide féministe de la grossesse.
[5] « In Utero, une vie sensationnelle », Sophie Viguier-Vinson, 2017
https://www.scienceshumaines.com/in-utero-une-vie-sensationnelle_fr_38254.html
[6] (2) Jessica Dubois et al., « Syllabic discrimination in premature human infants prior to complete formation of cortical layers », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. CX, n° 12, 19 mars 2013.  (3) Eino Partanen et al., « Learning-induced neural plasticity of speech processing before birth », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. CX, n° 37, 10 septembre 2013. (sources citées par l’article référencé précedemment).
[7] Viola Marx et Emese Nagy, « Fetal behavioural responses to maternal voice and touch », Plos One, vol. X, n° 6, 2015. (source citée dans l’article référencé précédemment)
[8] Marie-Claire Busnel & Anne Heron (2010), « Le développement de la sensorialité fœtale ». Article publié dans LA NAISSANCE : histoires, cultures et pratiques d’aujourd’hui, R. Frydman & M. Szejer, Albin Michel : pages 633-643
[9] « Dans le ventre de sa mère, le fœtus associe sons et émotions », Alban Lemasson et Martine Hausberger
https://theconversation.com/dans-le-ventre-de-sa-mere-le-foetus-associe-sons-et-emotions-76633
[10] « In utero, le fœtus se développe en lien avec les émotions de sa mère. », Pauline Clatot
https://www.laurencepernoud.com/grossesse/psychologie-femme-enceinte/in-utero-foetus-se-developpe-en-lien-avec-emotions-sa-mere.html?fbclid=IwAR0myG-V0MlLZCVagFbeGE8s5owH53Nn9T7AsloLUBrELATlBZWGn54AioE#
[11] « When expectant moms are told “your love is not enough” and adoptive parents are told “love is all you need’, it’s really all about money.”, The Family Preservation Project https://www.facebook.com/TheFamilyPreservationProject
[12] Le complexe occidental du sauvetage d’enfants. De l’affaire de l’Arche de Zoé à la mise en cause du système de l’adoption internationale. Sandrine Dekens, 2007
 « A travers le système légal et organisé de l’adoption internationale, nous nous sommes habitués à l’idée que la transplantation d’enfants des pays du Sud dans des familles du Nord pouvait constituer une réponse acceptable à toutes les situations de détresse : guerres, famines, maladies, etc. Quel que soit le problème, un enfant risque de mourir, une seule réponse : « tu gardes ton problème, je prends ton enfant. L’adoption d’un enfant à l’étranger n’est pourtant pas sans risque, il ne s’agit pas d’un « coup de baguette magique » qui illuminerait brusquement la vie d’un enfant, grâce à l’amour inconditionnel et au bonheur en kit. » http://osibouake.org/?Le-complexe-occidental-du&fbclid=IwAR3q-QO4wM1TqtmMby49MVRAIvMOvCdgz4GQFtVJ3h_YTsvtog5C1kW9IMo
[13] Dans « Inné et Acquis », de la série documentaire Les bébés, Netflix, 2020
[14] Idem.