Je suis née dans une famille particulièrement nombreuse. J’étais la huitième et dernière enfant de mes parents. Ils ont divorcé trois ans après ma naissance, l’année de la Révolution. Ma mère a ensuite eu deux autres enfants d’un autre mariage.
J’étais une enfant de la Révolution, une enfant que les campagnes d’adoption qualifieront plus tard d’ « enfant de personne », héritage du régime du président Ceausescu. Des centaines d’enfants « non-désirés » ont été « abandonnés » dans des institutions d’Etat. Ceausescu a imposé à des familles qui vivaient déjà difficilement de concevoir des enfants pour agrandir son armée. Les pénuries avaient plongé le pays dans le chaos. Ceausescu vendait la production roumaine à l’étranger pour éponger la dette conséquente du pays. De nombreux Roumains avaient du mal à se nourrir, mais ils n’y étaient pour rien. Beaucoup de familles ont dû faire des choix difficiles pour s’assurer que leurs enfants ne manqueraient de rien et les ont placés dans des institutions d’Etat.
Une fois l’enfant placé dans un orphelinat, il était souvent très difficile pour les parents de l’en sortir. On empêchait fréquemment les parents de voir leur enfant, on leur mentait sur l’endroit exact où il se trouvait, ou on prétendait que leur enfant était mort. Pour les institutions, les moyens de tirer profit de la souffrance d’autrui étaient nombreux. Et avec la révolution de 1989, les gens ne s’en sont pas privés.
La Roumanie était ouverte à l’adoption avant Noël 1989, mais chaque demande était accordée par Ceausescu en personne. Après sa mort, aucune loi ne régulait les adoptions en Roumanie, ce qui a permis à des gens du monde entier de venir chercher des enfants en Roumanie et de repartir avec eux. Selon les estimations, 10 000 enfants roumains ont été sortis du pays pour être dispersés dans le monde entier entre 1989 et 1991. Dans de nombreux cas, l’adoption était réalisée dans des conditions honteuses. Les parents comme les autorités recevaient des pots-de-vin ou étaient victimes de manipulations. Devant l’ampleur du phénomène, la Roumanie a décidé de suspendre les adoptions internationales en juin 1991, le temps de mettre en place une réglementation pour encadrer les adoptions.
Quelques mois plus tard, les adoptions ont repris et ont été à nouveau arrêtées en 2007, lorsque la Roumanie a décidé de se mettre en conformité avec les lois appliquées actuellement dans l’Union Européenne. J’ai appris énormément de choses sur l’adoption internationale en Roumanie grâce à une fonctionnaire de la Commission Européenne, Roelie Post. Ci-dessous, une photo de son livre.
 @Georgiana-A. Macavei
Roelie Post, Romania for Export Only: The Untold Story of the Romanian ‘Orphans’ (non traduit en français)
J’ai été adoptée avant la suspension des adoptions de juin 1991. Dans ma famille, personne n’a été placé en institution. La vie était difficile, comme pour beaucoup de familles roumaines de l’époque, et mes parents ont subi des pressions de la part d’étrangers venus leur proposer de prendre leurs enfants. Ma mère a plaidé sa cause au tribunal, mais elle a perdu face aux « riches Américains » qui pouvaient offrir une « vie meilleure » à ses enfants. La notion de « vie meilleure » est subjective, puisque rien n’est garanti, dans la vie. La seule garantie, c’est que ma vie allait être différente. Je suis arrivée aux Etats-Unis 5 semaines après la visite de ces étrangers chez mes parents. En tout, nous sommes cinq membres de la fratrie à avoir été adoptés. Nous avons été éclatés entre trois familles, dans deux pays différents.
@Georgiana-A. Macavei
La photo de mon passeport. Elle date de mon arrivée aux Etats-Unis.
Je me suis adaptée mais le courant ne passait pas avec les gens qui m’ont adoptée. On me tolérait et on répondait à mes besoins matériels, mais je n’étais pas sûre qu’on m’aimait. Ils avaient déjà eu plusieurs enfants quand j’ai intégré la famille, avec ma sœur. Quelques années plus tard, mon frère est arrivé.
J’ai l’impression d’avoir été un chiot qu’on offre à Noël. C’est sympa pendant un temps, puis on s’en lasse quand il grandit. La cohabitation avec les gens qui m’ont adoptée a été de plus en plus difficile. Malgré mes difficultés émotionnelles, les conseillers d’orientation, mes amis ou mes professeurs n’ont jamais abordé de sujets qui comptaient vraiment pour moi. Ils ne m’ont jamais demandé comment je vivais le fait d’avoir été adoptée. Toutes les questions portaient sur la famille qui m’avait adoptée, pas sur la famille dont je venais. Je pensais constamment aux membres de ma famille restés en Roumanie et je ne pouvais parler d’eux à personne. J’étouffais la personne que j’étais vraiment, mais à l’intérieur, je criais désespérément pour qu’on la laisse sortir.
Quand j’avais environ dix ans, mon père de Roumanie est mort dans un accident de voiture. C’est mon voisin, la seule personne qui était prête à être honnête avec moi, qui m’a annoncé cette terrible nouvelle. Je l’ai écouté, puis je l’ai remercié et j’ai fermé la porte derrière moi. Je suis restée assise par terre un long moment, et j’ai compris que ne pourrais plus jamais voir mon père. J’ai ressenti une peine indicible, d’autant qu’il m’écrivait des lettres et qu’il apprenait l’anglais pour qu’on puisse communiquer plus facilement.
Je vivais avec des frères et sœurs plus âgés à la maison, mais nous n’avions pas le droit de parler roumain entre nous. Le roumain que je parle maintenant que je suis adulte vient des souvenirs que j’en ai gardé, ou de ce que j’ai appris seule.
La mort de mon père coïncide avec la décision des gens qui m’ont adoptée de divorcer. Ils se déchiraient, et j’avais du mal à supporter leurs disputes. J’étais ballottée entre le foyer de l’un et de l’autre. Au bout d’un moment, ils ont convenu qu’il était plus pratique de me faire vivre chez la femme qui m’a adoptée, et c’est ce qu’ils ont fait.
En novembre 2001, une lettre du frère qui a été adopté après moi est arrivée à la maison. Elle est restée posée sur la table, intacte, pendant une période qui m’a semblé très longue. J’ai fini par découvrir le contenu de cette lettre lorsque la femme qui m’a adoptée m’a réveillée pour me la faire lire. C’était une lettre de suicide. J’étais anéantie. On est tous partis à sa recherche, et mes frères et sœurs adoptés sont venus chez nous. C’est la dernière fois qu’on s’est tous retrouvés au même endroit. 10 jours se sont écoulés entre la réception de la lettre, la découverte de mon frère, et son enterrement.
Je ne me remettrai jamais de sa mort. Je me demande toujours pourquoi, et je n’ai jamais trouvé de réponse à cette question. C’était une belle âme, aimée par tous. Il n’avait pas d’ennemis, en tout cas, pas que je sache. C’était un ange. Sa lettre m’a remplie de colère et d’incompréhension. Sa mort m’avait transformée. La fille que j’étais appartenait au passé. Je me laissais marcher sur les pieds, je me faisais avoir, j’étais incapable de me défendre, je laissais les autres me dicter leur loi. La mort de mon frère a été un électrochoc. J’ai compris combien j’avais été docile jusque-là . À cet instant précis, j’ai décidé que c’était terminé.
Je suis devenue incontrôlable. Je me suis rebellée, plus rien ne me touchait. La personne que j’aimais le plus au monde avait cessé d’exister, alors à quoi bon ?
La femme qui m’a adoptée ne supportait pas cette nouvelle version de moi. Un jour, elle m’a donné des cartons et m’a demandé de faire mes bagages. Elle m’a dit qu’elle se fichait bien de savoir où je vivais, que je pouvais finir à la rue, que ça lui était bien égal. J’ai fait mes bagages et j’ai pris le train pour aller vivre chez l’homme qui m’a adoptée. C’était en 2002, le jour de la fête des pères.
J’ai vécu chez lui jusqu’à mes 18 ans. J’étais en dernière année de lycée quand il m’a annoncé qu’il déménageait. Il m’a dit que j’avais un mois pour trouver un nouveau logement. J’étais désespérée, et cette situation m’a forcée à prendre des décisions qui ne servaient pas mes intérêts. Y compris, entre autres, celle d’épouser un homme violent et accro à la drogue qui avait vingt ans de plus que moi.
Je cherchais quelqu’un qui allait m’accorder de l’attention, et puisque je n’avais jamais reçu d’amour dans une relation saine, n’importe qui aurait fait l’affaire. Je savais que je ne l’aimais pas, mais j’étais prise au piège dans cette relation avec lui. Il a fallu qu’il soit arrêté pour des faits très graves pour que je trouve le courage de demander le divorce.
Je voulais me remettre sur pieds. Je voulais réussir. Je ne voulais pas de cette relation. Elle ne m’intéressait pas particulièrement, mais elle était arrivée malgré tout.
J’ai cherché un nouveau logement, et j’ai trouvé un poste pour lequel j’étais douée. J’y suis restée trois ans avant d’être licenciée brutalement. J’ai fait preuve d’intégrité et j’ai défendu mes valeurs, mais elles ne correspondaient pas à celles de mon employeur. J’étais bouleversée par cet évènement, mais quelque chose de positif allait en découler.
Tout s’est effondré autour de moi. J’avais besoin de comprendre ce qui m’était arrivé. Pourquoi j’avais été licenciée ? Avais-je eu tort de dénoncer les agissements déplacés de mon collègue ? Pourquoi ne m’appréciait-on pas ? Pourquoi avais-je été abandonnée par cette entreprise ? Pourquoi m’avait-t-on abandonnée, il y a toutes ces années ? Elle était là , la question centrale de mon existence et je venais de le comprendre. Je ne me sentais pas à ma place, je n’avais plus confiance en moi, je doutais de moi. Toutes ces émotions étaient profondément ancrées en moi et elles avaient été ramenées à la surface par mon licenciement. Je me suis inscrite sur la liste des demandeurs d’emploi, et j’ai créé un profil Facebook.
À peine quelques mois après mon inscription sur les réseaux sociaux, j’ai été contactée par mes petits frères restés en Roumanie. En créant mon profil, j’avais choisi d’utiliser mon nom roumain, qui est aussi mon nom officiel. J’avais fait une demande pour le reprendre au moment de mon divorce. Lorsque ma demande été acceptée, j’ai été envahie par un incroyable sentiment de liberté.  J’ai pu me rapprocher de mon moi authentique. J’étais engagée sur une voie sans retour, et je n’avais pas l’intention de m’en écarter.
Cette prise de contact a soulevé beaucoup de questions restées sans réponse. Non seulement mes frères connaissaient mon existence, mais en plus, ils voulaient me parler, et ils parlaient de moi avec leur famille ! Que se serait-il passé si je n’avais pas repris mon nom d’origine ? Ils ne m’auraient jamais retrouvée ? J’étais en état de choc. J’ai cherché des groupes sur lesquels je pourrais partager ce que je ressentais.
J’en ai trouvé beaucoup, et j’ai pu rencontrer des gens formidables grâce à internet. J’ai parlé à des gens du monde entier. Mon adoption m’avait changée, et je commençais seulement à mesurer l’impact qu’elle avait eu sur moi. La découverte de ces groupes a chamboulé ma vie. Pour la première fois, je rencontrais des gens qui partageaient les mêmes émotions et ressentis que moi, et qui avaient un parcours similaire. De parfaits inconnus qui étaient prêts à partager leur vécu avec franchise et honnêteté.
J’ai lu témoignage après témoignage et j’ai trouvé le courage de partager le mien. Et une fois lancée, je me suis aperçue que je ne pouvais plus m’arrêter. J’ai offert mes tripes au monde entier, mais en réalité, c’est un cœur blessé et meurtri que je dévoilais. J’ai partagé ma peine et mon chagrin pour digérer mon passé. Quand j’ai remis en cause le manque d’éthique des pratiques liées à l’adoption, certains ont préféré ne pas comprendre et m’ont taxée de colérique et d’instable. J’ai reçu des menaces parce que j’exposais ma réalité, mais je m’en fichais. Ces gens ne sont pas dans ma peau, ils n’ont pas vécu ce que j’ai vécu, ils ne savent pas ce qui est vrai pour moi.
Quand j’ai commencé à dénoncer l’injustice des pratiques liées à l’adoption, j’ai compris que ma vie ne m’avait jamais vraiment appartenu. Je ne voulais pas que ce qui m’était arrivé arrive à d’autres. J’aurais pu être adoptée par n’importe qui ou ne pas être adoptée du tout. Je n’appartenais pas aux gens qui m’ont adoptée, et c’est pour ça que je ne les appelle pas « mes parents adoptifs ». Je n’ai pas de sentiment d’appartenance vis-à -vis d’eux. Ce sont juste les gens qui m’ont adoptée, et ça aurait pu être n’importe qui. Ils voulaient désespérément se procurer un enfant, et pour eux, n’importe quel enfant aurait fait l’affaire.
Malgré les réactions hostiles, des inconnus rencontrés sur internet m’ont encouragée à créer un groupe.  Je voulais offrir à des personnes comme moi un endroit où elles pourraient s’exprimer sans être jugées. J’ai choisi d’appeler le groupe RAW: Romanian Adoptees Worldwide (Adoptés Roumains du Monde), puis INFAR (International Network for Adopted Romanians ; réseau international des adoptés de Roumanie). Nous sommes éparpillés dans le monde entier, et c’est notre pays d’origine qui nous rassemble. Voici le lien du groupe Facebook :
https://www.facebook.com/groups/In.Far.Romania/
Il est important de faire entendre plusieurs discours, de ne pas se limiter à celui qui est validé par la société. J’espère que mon groupe permet d’y parvenir. Il est en constante évolution. Je tiens à ce que ses membres puissent échanger sans attaques et sans jugement. Nous n’avons pas d’objectifs politiques ; nous offrons un espace de soutien à nos 600 membres. Certains d’entre eux ont organisé des rencontres en dehors du groupe. Pour d’autres, il est devenu un outil de découvertes virtuelles, d’apprentissage de la langue roumaine, ou un moyen de chercher leur famille. Je suis ravie de pouvoir offrir un espace de rencontres et d’entraide ! Je suis incroyablement fière de ces personnes dotées d’une grande force grâce auxquelles j’ai pu évoluer.
J’ai continué à intervenir dans différents groupes et à travailler sur des créations plus personnelles. J’ai entamé la rédaction de mes mémoires, un projet qui promet d’être long à cause des sujets que je veux aborder. Je veux en faire une lecture enrichissante qui aide d’autres personnes. En parallèle, j’ai dû couper les ponts avec les gens qui m’ont adoptée. J’étais incapable de continuer cette mascarade et de faire semblant de croire qu’ils tenaient à moi, ou que moi, je tenais à eux. Je leur ai posé mes questions puis j’ai tourné la page quand j’ai compris qu’ils ne comptaient pas m’aider à comprendre mon passé. C’est quelque chose que je devais faire seule.
À l’âge de 27 ans, j’ai décidé d’entamer des études, et j’ai obtenu mon diplôme. Je voudrais me spécialiser en droit par la suite. Pendant ma première année d’études, une de mes sœurs m’a proposé de visiter la Roumanie avec elle. J’ai accepté. J’ai passé deux semaines dans le pays : les quinze plus beaux jours de ma vie. Elles m’ont apporté leur lot de bonheurs et de chagrins lorsque j’ai compris que j’aurais pu grandir sans problème dans mon pays d’origine. J’ai pu visiter ma maison d’enfance, dans laquelle ma famille vit toujours ! Malheureusement, je ne peux pas effacer toutes ces années où j’ai grandi loin de la Roumanie. Je dois poursuivre ma vie et je retournerai un jour dans le pays de mon cœur. Un jour, je deviendrai la Roumaine que je devais être.
Le fait d’avoir été adoptée ne m’angoisse plus autant. Avant, cette idée m’obsédait, me torturait même. Je ne me demande plus aussi souvent ce qui se serait passé si j’étais restée. Etape par étape, j’ai trouvé un apaisement intérieur, et j’espère que d’autres pourront trouver eux aussi une forme d’apaisement.
Environ 30 000 personnes ont été adoptées en Roumanie entre 1989 et 2007, date à laquelle la Roumanie a mis un terme définitif aux adoptions internationales. Je suis l’une d’entre elles. Vous pouvez en apprendre davantage sur mon histoire ici :
https://www.overcomingodds.today/standup-speakup/2017/2/28/georgiana-macavei