Je suis née en Roumanie, et j’ai été adoptée à six ans par un couple français avec mon petit frère biologique. Je ne parlais pas français en arrivant, et, puisqu’on était arrivés en cours d’année scolaire, il a fallu me faire faire quelques mois de grande section de maternelle. À cause de ça, j’ai été en décalage permanent au niveau des classes, comme si j’avais redoublé. Il a fallu cacher et justifier, déjà sur ça. J’ai appris le français en deux mois, et j’avais 18 de moyenne en CE1. J’en veux à mes parents de ne pas avoir demandé à l’école de me faire sauter une classe. J’aurais pu déjà regagner un peu de « normalité » sur ça.
Les gens disaient souvent que je ressemblais à ma mère, ou à mon père, qu’il y avait un « air de famille ». Comme quoi, la perception des gens est biaisée : pour eux, une famille, c’est forcément des aspects physiques communs.
Mais même moi, je me retrouve souvent à chercher les ressemblances entre parents, enfants, frères, sœurs d’une même famille biologique, avec une pointe d’amertume quand j’en trouve. Parce que dans mon cas, c’est de la poudre aux yeux.
Sur ma « vie d’avant », j’ai très peu d’informations, dont certaines ont été découvertes récemment. Mon frère et moi, on a été placés en orphelinat et on y est restés peu de temps, environ un an. Je n’ai gardé aucun souvenir de ma vie avant le placement, et il ne me reste que quelques éléments de la vie à l’orphelinat : une berceuse, la peur des chevaux et des chiens, voir mon frère se faire battre la plante des pieds avec une planche parce qu’il faisait pipi au lit. Je sais, par contre, que, comme tous les enfants de l’orphelinat, je rêvais d’avoir des parents.
J’avais un rôle protecteur vis-à -vis de mon frère, qui n’a pourtant qu’un an de moins que moi. Et je me disais que quand on aurait des parents, tout irait bien. Qu’il n’y aurait plus besoin de s’inquiéter. Qu’il y aurait enfin quelqu’un pour s’occuper de nous. Mes parents ont choisi un nouveau prénom pour moi, mais ont décidé de laisser notre prénom d’origine en second prénom. Encore quelque chose à justifier. « Ça vient d’où, ce prénom » ? Le nom de ma ville de naissance sur la carte d’identité. Il y a une propriétaire qui a vérifié sur Google Maps où ça se trouvait avant d’accepter de me louer une chambre.
La mère d’un ex petit-ami qui ne m’a pas crue quand j’ai dit que mes grands-parents étaient d’origine polonaise. « Elle a la peau trop foncée pour être polonaise, elle ment forcément ». Il lui a balancé toute mon histoire sans me demander la permission.
Pourtant, je n’ai jamais dû faire face à des discriminations. Je n’ai jamais dû faire face à des remarques qui associaient adoption et charité. Parce que le fait que mon histoire ne soit pas « aussi visible » que si j’avais été d’une autre couleur de peau m’a permis de la cacher plus facilement. Pour les personnes racisées, il y a des difficultés supplémentaires à gérer. Par exemple, un vieil oncle au mariage d’une amie (dont la cousine, adoptée au Vietnam, vit à présent avec sa famille belge) a lâché : « Tant qu’à adopter un gamin, autant qu’il vous ressemble ». Quand on est adopté, on doit constamment se justifier, expliquer, faire de la pédagogie. S’excuser presque d’être là . Se montrer reconnaissant. Moi, tout ce que j’ai toujours voulu, c’était avoir une histoire banale, une vie banale. Ne pas devoir expliquer, ne pas devoir me justifier, ne pas avoir affaire à la bêtise et l’ignorance humaines. Etre avec ceux qui m’ont fait naître, retrouver un peu de moi dans quelqu’un d’autre : m’entendre dire que j’ai le nez de l’arrière-grand-mère ou que je suis têtue comme l’oncle maternel. Que je dormais déjà comme un loir quand j’étais bébé, et tiens, ça, c’était ton doudou préféré.
J’ai encore du mal à dire où je suis née. Si je dis « je suis née en Roumanie », on se fait une image de moi sans prendre la peine de me connaître. Une image fondée sur des préjugés positifs ou négatifs, mais des préjugés quand même. Je veux qu’on me voie pour ce que j’ai pu décider dans ma vie, ce que j’ai accompli, ce que j’ai choisi d’être, pas pour ces premières années où j’ai été ballotée d’un pays vers un autre comme une poupée de chiffon.
Pourtant, à l’école primaire, j’en parlais sans problème. Je me souviens même avoir expliqué à mes petits camarades que mes parents biologiques n’avaient pas assez d’argent pour nous élever, et que c’était pour ça qu’on était arrivés en France. Je ne sais pas à quel moment exactement j’ai commencé à en avoir honte. Mais cette honte, tenace, est restée avec moi très longtemps. Je ne voulais plus fêter notre arrivée en France, je ne voulais pas être perçue comme différente, je ne voulais surtout pas qu’on me voie comme la « pauvre petite adoptée sauvée de la misère ». Et quand j’entendais des phrases comme « Tu n’es pas notre vrai gosse, tu es adopté », dit sur le ton de la blague dans une famille biologique, ou « j’ai une autre copine adoptée, elle s’entend très bien avec ses parents, elle les aime beaucoup, elle leur en est très reconnaissante », je n’ai pas envie de faire de pédagogie.
Mes parents souhaitaient adopter un petit garçon de quatre ans, d’Inde ou du Pakistan. Ils avaient une image précise de ce qu’ils voulaient : juste un petit garçon au départ, et on leur a proposé une fratrie. Ils ont dit « oui ». Un garçon, une fille. L’agence d’adoption a réussi à les convaincre d’adopter en Roumanie. Ce serait plus facile pour les enfants s’ils voulaient retrouver leurs racines. Je n’ai jamais vu mon dossier d’adoption chez mes parents, et je sais maintenant que l’agence en question en fait aussi peu que possible pour aider les personnes adoptées dans la quête de leurs origines.
A ceux qui pensent que les enfants adoptĂ©s ont de la chance, qu’ils ont Ă©tĂ© « sauvĂ©s »… De la misère, peut-ĂŞtre. Et ensuite ? Je n’en ai pas moins l’impression d’avoir Ă©tĂ© un second choix. Faute de mieux. Tout le monde veut « son propre bĂ©bĂ© » (ce sont les mots de ma mère). Un enfant issu de sa chair, qui lui ressemble. Et quand on ne peut pas, après avoir essayĂ©, fait des tests de fertilitĂ©, on en vient Ă ce plan B. Je suis un plan B. Je ne suis pas un premier choix. Je suis une enfant d’occasion fournie dans un package. Pour un petit garçon, on vous offre sa sĹ“ur. Je suis lĂ parce que des gens ont voulu « faire comme tout le monde ».
Je suis tombée dans une famille très rigide. Tout de suite, en arrivant, « les enfants, ça doit obéir ». « Sois responsable », « tu es l’aînée, montre l’exemple » alors que j’ai une seule année de différence avec mon frère. Quand mon père nous accordait un peu de temps, c’était pour nous gronder quand on avait fait des bêtises. Mon frère suppliait ma mère, en pleurs, de « rien dire à Papa ». Papa, il avait une grosse barbe et une grosse voix. Il me faisait peur. Aucune affection, pas de jeux ou d’échanges positifs avec lui. Quand j’étais petite, je croyais qu’il me méprisait, qu’il me détestait, que j’étais juste un petit être agaçant qui refusait de disparaître. Qu’il avait des choses bien plus importantes que moi à penser. Cette impression m’a poursuivie toute ma vie. Quand on « n’était pas sages », ma mère nous menaçait de « nous laisser en pension » chez mon oncle et ma tante. Son frère et sa belle-sœur. Moi, je comprenais « de nous abandonner encore une fois ». On peut se débarrasser de vous si vous ne remplissez pas votre part du contrat.
Mon frère avait de gros troubles d’apprentissages et du comportement. Alors moi, il valait mieux que j’en « rajoute pas ». Que je ne fasse pas de vagues. Que je ne sois pas un fardeau supplémentaire. J’ai très vite compris que dans cette nouvelle maison, dans cette nouvelle famille, je n’avais pas d’alliés. Que les adultes se soutiendraient toujours entre eux, et qu’en tant qu’enfant, je n’étais rien. Que je n’avais pas mon mot à dire. Qu’il fallait que je m’en sorte, que je continue à me battre, toute seule. J’avais l’habitude. Que c’est l’école qui me sauverait, que c’est grâce à elle que je me construirais un avenir. Alors j’ai tout donné à l’école. En plus, les maîtresses m’adoraient, et j’avais la reconnaissance et la fierté que je n’avais pas à la maison. Mais il a fallu tout faire toute seule.
Les recherches pour trouver mon lycée, mon parcours scolaire, mon cursus universitaire, les moyens de financer mes études. Mes parents, il fallait leur en demander le moins possible et même ça, c’était trop. Ils avaient décidé qu’à partir de 18 ans, si je ne vivais plus sous leur toit, je n’étais plus vraiment leur problème.
J’ai l’impression que l’essentiel de ce qui m’est arrivé a été décidé par rapport à quelqu’un d’autre. Le déménagement dans une autre région, un second déracinement. Quand mon frère a terminé l’école primaire, parce que ce serait moins traumatisant pour lui. Le collège catholique où j’ai été harcelée pendant toute la première année parce qu’il y avait une classe spécialisée pour mon frère. Et lui, qui disait qu’il avait été adopté sans complexes, et sans se dire que ça avait des répercussions sur moi, puisqu’on a le même nom de famille. Mon professeur principal m’a dit, un jour : « Tu sais, bidule, il est né dans le même village que toi. » Qu’est-ce que j’étais censée faire de cette information ?
J’ai pu commencer à prendre le contrôle à partir du lycée. Ne plus vivre ma vie par procuration, ne plus avoir à gérer des décisions qui n’avaient pas été prises pour moi. Arrêter d’être un fétu de paille emporté par le courant. Et plus je décidais de ma vie, et plus ma mère est devenue invivable. Je la renvoyais à tous ses regrets, à tous ses doutes. Je réussissais là où elle avait échoué. Elle aurait peut-être voulu que je joue le rôle de la petite fille sauvée de la misère qui devrait être débordante de reconnaissance. Rôle dans lequel j’ai toujours refusé de me laisser enfermer. Je n’ai jamais demandé à être là , dans ce pays, et dans cette famille.
J’ai toujours eu l’impression qu’on essayait de me faire rentrer dans une case. De me faire être ce que je n’étais pas. L’impression que ce que j’étais n’a jamais convenu. L’impression d’être un petit animal un peu trop sauvage qu’il a fallu dresser, polir, dont il a fallu gommer toutes les aspérités. Transformer la petite fille déterminée en enfant réservée qui ne parle pas trop fort, et qui ne rêve pas trop grand. C’est ça qu’ont essayé de faire mes parents, sans y parvenir tout à fait.
Ils m’ont convaincue qu’il fallait accorder aux ressentis des autres plus d’importance qu’aux miens. Qu’il fallait toujours faire très attention à l’expression de mon visage, au ton de ma voix, au fond comme à la forme. Cacher mes bonnes notes, qui faisaient de la peine à mon frère. Tout faire en fonction de ma mère ou mon frère. Ils m’ont fait croire que j’étais foncièrement mauvaise, égoïste, « pas normale » (ce sont leurs mots) parce que je relevais les incohérences de ce système familial à deux vitesses. Et j’ai fini par le croire.
Ces parents adoptifs n’avaient pas les ressources mentales, n’avaient pas la patience, n’avaient pas l’empathie nécessaires pour s’occuper d’enfants déjà malmenés par la vie. Ils avaient la « bonne nationalité », et ils ont eu, à une période de leur existence, un salaire et un statut social grâce auxquels on a estimé qu’ils étaient forcément une meilleure famille que ma famille biologique. Une appréciation basée uniquement sur des critères de salaire et de statut social. Et ça, c’est un aspect de l’adoption internationale que je trouve inacceptable. Un père médecin, une mère femme au foyer qui a donc le temps de s’occuper des enfants, ça vend du rêve, comme ça, sur le papier. Mais seulement sur le papier.
J’ai une cousine, la fille de ces fameux oncle et tante cités plus haut, adoptée, elle aussi. Elle m’en a parlé, une fois : sa mère biologique avait eu plusieurs enfants, dont un frère qui « avait des problèmes » (elle n’a pas donné plus de précisions) mais ses parents de maintenant ne voulaient pas gérer un « enfant compliqué. » Donc un seul enfant. Avec des parents à la retraite et infects sur son dos qui jugent, scrutent, critiquent le moindre de ses faits et gestes. Qui lui rappellent régulièrement qu’elle est tout en bas dans la hiérarchie familiale. Elle m’a cité les critères de sélection qu’elle avait lus dans son dossier d’adoption. « Pas de sida », telle et telle couleur de cheveux, tel âge etc. C’est dégueulasse, que les parents aient le droit de choisir. Cet oncle et cette tante (comme mes parents), c’est des gens qui n’auraient jamais dû avoir d’enfants.
Pour moi, être adoptée, c’est n’appartenir véritablement à aucune famille, à aucun pays, ne pas avoir de place. Ne pas savoir réellement qui on est. C’est ne rien savoir de sa naissance et des premières années de sa vie. De ses antécédents médicaux. C’est le noir complet. C’est l’impression de ne pas avoir de passé et de devoir construire sur quelque chose d’instable et de branlant. C’est avoir désespérément besoin de garanties, et de fiabilité. Et c’est normalement la famille qui apporte ça. Mes parents, au lieu de m’aider et de me soutenir, ont été un facteur d’instabilité supplémentaire.
Je n’ai jamais pu leur faire confiance. Ils ont toujours été manipulateurs, culpabilisants, et j’ai coupé les ponts avec eux. Je n’ai plus de contacts avec mon frère, avec qui je ne partage plus rien depuis qu’on est ados. J’estime que ces personnes sont des parents administratifs. On partage un carnet de famille, un nom, des années obligée de vivre sous leur toit. Des années que j’ai détestées, et j’ai passé mon adolescence à attendre l’âge adulte avec impatience pour pouvoir partir. Pour qu’on me fiche enfin la paix, pour qu’on arrête de me dire comment être, comment me conduire, comment parler, comment vivre.
J’ai tout de même eu la chance de rencontrer des personnes d’une gentillesse infinie. Ma marraine, qui a été le modèle de femme forte et indépendante dont j’avais tellement besoin pour me construire. Qui m’a dit « ne doute pas, tout est possible ». C’était ma bulle d’oxygène dans cette famille où j’étouffais. Mon parrain, qui a pris le relais quand je suis partie de chez mes parents. Qui m’a dit « je suis fier de toi ». Qui m’a demandé si j’étais heureuse dans ma vie. Les professeurs, qui se réjouissaient sincèrement de ma réussite, dont cette professeure de musique avec laquelle je parle encore aujourd’hui. Les parents d’amies qui m’ont accueillie et acceptée chez eux avec beaucoup de générosité.
Je suis révoltée contre les gens qui estiment que les femmes ne devraient pas avoir le droit de disposer librement de leur corps, qui estiment qu’elles doivent mener à terme toute grossesse entamée, puis élever un enfant qu’elles n’ont pas voulu ou ne pouvaient pas avoir, pour tout un tas de raison. Parce que « proposer » des enfants à l’adoption, ce n’est pas une solution féérique. C’est avant tout beaucoup de traumatismes. Pour cette femme (physiquement et mentalement), pour le ou les enfant(s) qu’elle a mis au monde. C’est énormément de souffrances pour tout le monde. Et les souffrances ne disparaissent pas à l’arrivée de l’enfant dans sa nouvelle famille. Un enfant adopté, peu importe son âge, ce n’est pas une toile blanche sur laquelle on projette toutes ses frustrations et ses désirs. Ce n’est pas un morceau d’argile qu’on peut modeler à l’image de cet enfant qui n’est pas venu naturellement.
Après une vie passée à subir ce qui m’arrivait, j’ai décidé de choisir de qui je m’entourais. Et je suis fière de mon parcours. Je fais un métier que j’aime beaucoup. J’ai rencontré quelqu’un de formidable qui n’a jamais émis le moindre jugement et qui m’a toujours soutenue. Qui m’a apporté et continue à m’apporter la stabilité dont j’ai toujours eu besoin. C’est grâce à cette stabilité toute neuve que j’ai pu grandir, avancer, trouver la force de déconstruire en profondeur pour reconstruire de nouvelles fondations saines et solides. Je peux maintenant commencer à accepter mon histoire pour continuer à écrire la suite moi-même, sans subir. Je peux, enfin, être actrice de ma vie.
LĂ©nu, 30 ans