Jumelages franco-roumains

Lorsque l’on a été adopté en Roumanie, au cours de sa vie on n’a pas forcément la chance de côtoyer des roumains. Cette situation nous rend, malgré nous, étranger à tout un pan de notre culture d’origine, à toute une partie de notre identité. Le chemin pour aller à sa rencontre est parfois difficile, …. ou pas !

En effet, la belle amitié franco-roumaine étant encore bien présente, la découverte du pays, de sa culture par la rencontre de ses citoyens est accessible, facilitant grandement ce cheminement intime !

La création des jumelages entre des communes françaises et roumaines remontent à la fin des années 80. Elles sont nées de la réhabilitation des villages roumains menacés par les politiques de systématisation du dictateur mégalomane roumain qui se faisait appelé : “celui qui a redonné vie à la vie”.

Contexte historique roumain

Les communistes – au pouvoir de 1946 jusqu’en 1989 – placent la Roumanie au cœur d’une politique urbaniste et agricole d’envergure. Les propriétés paysannes individuelles sont nationalisées selon la logique politique communiste de la collectivisation entre la fin des années 40 et 1962. Malgré les révoltes des populations paysannes, les sévères répressions ont raison de leur opposition.

« Les statistiques officielles de la Securitate montrent que, entre 1950 et 1954 seulement, 4865 paysans sont déportés dans des colonies de travail forcé et, sur 11 526 personnes assignées à résidence, 1 643 sont des paysans. » (1)

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Musée Sighet avec la carte des révoltes paysannes (1949-1962) (fig.1 & 2)

Au musée de Sighet, la salle 18 rend compte de la résistance à la répression subie par la communauté paysanne lors de la collectivisation. Les révoltes ont éclaté dans l’ensemble du pays et au milieu de la salle est représenté un espace de terre avec de jeunes pousses « qui symbolise en même temps la terre vivante et libre, mais aussi le tombeau de ceux qui sacrifièrent leur vie pour cette terre. » (cf. site du Musée de Sighet).

La collectivisation fut déclarée terminée en 1962, et eut pour effet l’affaiblissement considérable des résistances face aux mesures à venir. En effet, suite à cette étape de « transformation socialiste », Nicolae Ceausescu arrive au pouvoir en 1965 avec un projet de « systématisation » du territoire roumain. Officiellement, l’objectif est la mise en place d’un projet d’urbanisme, de rationalisation et « d’homogénéisation » du territoire visant à réduire les inégalités entre les zones rurales et les grandes agglomérations en vue de moderniser le pays d’ici l’an 2000. Mais concrètement ce projet d’aménagement correspond à la poursuite d’une politique visant à assujettir la société roumaine. En effet, K. Emsellem explique que : « Le système socialiste s’inquiétait en effet tout autant de la persistance d’une civilisation ancestrale (fortes solidarités communales, relations sociales et familiales importantes (Deltendre-de Bruycker, 1992), traditions culturelles très spécifiques, etc.) dans les campagnes, que de la faible mobilisation des paysans dans l’économie nationale. » (2)

 1974, 23 octombrie. Vizita de lucru la o Expozitia de sistematizare a municipiului Bucuresti-AFOR
 23/10/1973. Visite de travail à une exposition de systématisation de Bucarest.(fig.3)

 

Cette « systématisation » planifie la démolition massive des villages pour regrouper les populations dans des logements collectifs.

« La plus grande destruction européenne conçue en temps de paix. » (cf Bogdan Andrei Fezi) a notamment été mise en place à Bucarest avec comme projet de raser une partie de la ville suite au séisme de 1977. Et en effet, 520 hectares du Petit Paris vont être détruits, soit 1/5 de la superficie totale du centre historique de la ville, pour notamment construire le bâtiment pharaonique du palais du parlement. Cela nécessite également la démolition ou le déplacement d’une trentaine d’églises et de 7000 maisons. Entraînant des expulsions et des relogements parfois dans des lieux insalubres.

 

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Andrei Pandele photographie l’église Olari déplacée et cachée derrière un bloc d’appartements ( Calea Mosilor, Bucarest ) septembre 1982 (fig.4)

 Catherine Durandin rapporte les réactions suscitées à l’époque par les projets du dictateur :

« Prenant acte des projets de systématisation de Ceausescu – destruction de villages et nouvelle répartition des populations -, le Parlement hongrois vote début juillet 1988 une résolution, adoptée à l’unanimité moins une voix, qui condamne ce plan comme « une transgression des droits de l’homme fondamentaux et des droits des minorités ». Joseph Rovan se montre très clair dans son papier-appel du Monde d’octobre 1988 : « Que le régime de Ceausescu soit dénoncé urbi et orbi pour ce qu’il est, une tyrannie indigne, et l’URSS finira peut-être par le trouver assez compromettant pour s’en débarrasser. Le monde n’a-t-il pas salué l’intervention du Vietnam au Cambodge avec une soulagement unanime en dépit de son caractère nationaliste et impérialiste à peine caché, tant étant grand le dégoût inspiré partout par la terreur macabre des Khmers rouges ? Ne laissons pas Ceausescu étaler impudiquement en Europe la mentalité du génocide moral, en attendant que celui-ci devienne physique. » (3)

Parmi les roumains, la résistance s’organise, puisque qu’avant la publication de la tribune de l’historien Joseph Rovan, la Ligue des Droits de l’Homme en Roumanie à Paris (LDH-R) publie un appel dans le Bulletin d’information n°9 de Avril-Juin 1988 (4).  Une lettre adressée au Conducator est lue à la Radio Europe Libre, les signataires (enseignants, peintres, écrivains et ouvriers) dénoncent la démolition des villages et les regroupements de populations rurales.

Parmi les signataires, on trouve Doina Cornea « visage féminin de la dissidence roumaine » comme l’écrit Sara Pini. Elle avait déjà envoyé des lettres à la chaîne de Radio alors qu’elle était molestée et assignée à résidence : Lettres à ceux qui n’ont pas renoncé à penser, lettre du 23 août 1988 adressée à Ceausescu, et la Lettre ouverte contre le plan de systématisation des villages, dernier écrit qui lui valu d’être de nouveau arrêtée par la Securitate.

 

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Doina Cornea (fig.5)

 » De ses yeux clairs émane une lumière intérieure dont elle a le secret. Dans les années 1980, cette femme frêle a fait trembler une des pires dictatures du monde. » (5)

Dans le reportage « C’est à voir : Roumanie, le désastre rouge » réalisé en 1988 par Josy Dubié et Jean-Jacques Péché, digne d’un film d’espionnage, la lettre rédigée par Doina Cornea parvient sur les ondes libres grâce à sa dissimulation dans la tête d’une poupée de chiffon !

Extraction de la lettre cachée (fig.6 &7)

Dans sa Lettre ouverte contre le plan de systématisation des villages, Doina Cornea accuse violemment Ceausescu, dénonçant les conséquences désastreuses de sa politique urbaine sur le patrimoine et l’identité roumaine :  » Vous êtes également responsable de la démolition des églises et des monuments historiques, de la falsification et de l’anéantissement de notre passé, et récemment de la destruction de villages et donc de notre tradition rurale. Nous demandons l’arrêt immédiat de la démolition des villages. Les préjudices de la nation suite à ces démolitions seront beaucoup plus important que les bénéfices attendus. La déportation forcée de population menant au découragement et à la marginalisation de centaines de milliers de familles qui seront incapables de s’adapter à une nouvelle vie imposée. Expulser les gens de leurs villages, où reposent leurs ancêtres, leur églises, leur coutume, leur maison adapté à leur style de vie : tout cela est un sacrilège.  » (6)

Le documentaire de Josy Dubié et Jean-Jacques Péché traduit de façon saisissante un pays étouffé, sous le règne de la terreur, où la confiance s’étiole jusqu’à l’adoption d’une nouvelle « monnaie » parallèle : la cartouche de Kent. Ces images tournées en camera cachée dans la dictature la plus répressive, la plus absurde, et la plus secrète d’Europe vont révéler à l’Ouest la misère dans laquelle le peuple roumain est plongé.

 

 

« C’est à voir : Roumanie, le désastre rouge » (fig.8)

Opération villages roumains

Cette lettre a été le point de départ de la création de l’Opération Villages Roumains (OVR), association créée en septembre 1988 à Bruxelles, mouvement de défense des droits de l’homme et de dénonciation de la politique de Ceausescu, et qui possède désormais des antennes en France, en Suisse ou encore aux Pays-Bas (SCSR). C’est par la suite qu’il devient une organisation non gouvernementale d’entraide et de coordination dont l’objectif est la protection de communes rurales « à détruire », en créant une forme de parrainage intercommunale à l’échelle internationale.

Avec la chute de la dictature en 1989, le devoir d’urgence décrété par l’action de OVR va successivement passer à un devoir d’assistance, concrétisant l’élan de solidarité par l’acheminement de matériels (nourriture, habits, matériel médicale, etc.).

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Pin’s Opération Villages Roumains (fig.9)

Certaines communes circonscrivent leur action essentiellement autour d’un soutien matériel. De ce fait les besoins des roumains évoluant, ces parrainages prennent fin ou changent d’échelle : le parrainage n’est plus établi entre 2 communes, mais entre des communautés de communes.

Pour d’autres, la relation intercommunale s’inscrit dans la longue durée, mais change de champs d’action : elles s’organisent autour d’un ensemble de valeurs solidaires, culturelles, européennes et/ou environnementales engageant la relation entre les citoyens autour d’actions locales. L’objectif aussi est de valoriser le patrimoine local oral, écrit, matériel et immatériel. En 2009, l’association Opération Villages Roumains a fêté ses 20 ans à Bucarest. Aujourd’hui, plus de 200 communes et communautés de communes sont jumelées entre la France et la Roumanie.

La spécificité de ce type d’organisation est la construction de projets sociaux, sportifs, culturels et/ou écologiques à l’échelle locale, ayant de ce fait bien plus d’incidence sur la vie des citoyens que si l’aide se situait d’Etat à Etat. Le jumelage entre Ineu (Arad) et Seynod (Haute-Savoie) a par exemple comme devise : « L’homme doit rester au centre de notre démarche pour que le progrès ait un sens » (7) rejoignant indirectement le projet européen. Participer à la vie d’un jumelage c’est aller à la rencontre des habitants d’un pays autour d’un projet culturel et européen, mais surtout d’être accueilli « chez l’habitant » et ensuite d’accueillir à son tour. Cela permet de faire naître de solides amitiés.

 

J’ai moi-même eu la chance de découvrir le petit village de Campani dans le Bihor grâce aux projets de coopérations internationales développés par les villes jumelées développés en collaboration avec la ville de Saint Jean en Royans. Ces voyages restent pour moi de formidables souvenirs ainsi que des premiers « retours » en Roumanie. C’est avec beaucoup d’émotion que je me souviens encore du passage de la frontière roumaine en bus (au niveau de Oradea) ou de la rencontre des membres du jumelage roumain : des personnes dynamiques, extrêmement généreuses et bienveillantes !

Sur le site de l’Association Française du Conseil des Communes et Régions d’Europe, on peut retrouver la liste des communes concernées via l’annuaire des villes jumelées avec le moteur de recherche. Voici ci-dessous une carte rendant compte de la répartition géographique des jumelages sur les territoires de France et de Roumanie.

Carte réalisée en 2015

Et vous, avec quelle ville de Roumanie votre ville est-elle jumelée ?

Nabu

 

Citations

(1) Bogdan Andrei Fezi, De la systématisation de Bucarest à la destruction des villages roumains, In Situ, 21, 2013.


(2) Emsellem Karine, L’opération villages roumains, une coopération locale transeuropéenne, In Revue Géographique de l’Est, Tome 35, N°2,1995. Mutations des campagnes d’Europe centrale. p. 117.


(3) Catherine Durandin, La mort des Ceausescu: la vérité sur un coup d’état communiste, François Bourin Editeur, 2009 , p.79


(4) Béatrice Scutaru, Les protagonistes européens de l’Opération Village Roumains autour de 1989, In Yves Denéchère, Marie Bénédicte Vincent, Vivre et construire l’Europe à l’échelle territoriale de 1945 à nos jours, p.116


(5) Mirel Bran, Doina Cornea, égérie de la révolution roumaine, Le Monde, 03.08.2012


(6) Extrait de Lettre ouverte contre le plan de systématisation des villages transcription de la bande son de « C’est à voir : Roumanie, le désastre rouge » réalisé en 1988 par Josy Dubié et Jean-Jacques Péché, 34:45 à 35:43


(7) Devise extraite du site de la ville Seynod : http://www.ville-seynod.fr/wai_fre/La-ville/Jumelages/Ineu-en-Roumanie

On pourrait rapprocher de cette devise une citation de Jean Monnet, l’un des principaux fondateurs de l’Union Eruopéenne : « Nous ne coalisons pas les États, nous rassemblons les hommes. ».



Sources (non exhaustif)

Portrait de Doina Cornea :

http://www.nouvelle-europe.eu/node/670


Page wikipedia dédiées à Opération villages roumains, Palais du Parlement (Bucarest) :

https://fr.wikipedia.org


Bogdan Andrei Fezi, De la systématisation de Bucarest à la destruction des villages roumains, In Situ [En ligne], 21 | 2013, mis en ligne le 11 juillet 2013, consulté le 14 septembre 2015. URL : http://insitu.revues.org/10390 ; DOI : 10.4000/insitu.10390
http://www.afccre.org/fr/nos-membres/annuaire-des-villes-jumelees#.VbuFuPPtmko

Opération Villages Roumains (documentation) : 

http://ovrf.free.fr/file/CI_OVR.pdf

images d’archives : 

http://fototeca.iiccr.ro/search.php?pg=MTE

Emsellem Karine, L’opération villages roumains, une coopération locale transeuropéenne, In Revue Géographique de l’Est. Tome 35, N°2,1995. Mutations des campagnes d’Europe centrale. pp. 115-135 : 

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rgest_0035-3213_1995_num_35_2_2295

 

Iconographie

(fig.1) Photo extraite du site du Musée de Sighet : 

http://www.memorialsighet.ro/index.php?option=com_content&view=article&id=298&Itemid=100&lang=ro

(fig.2) Photographie postée sur le site Amfostacolo : 

http://amfostacolo.ro/poze-fotoimpresii.php?hotel=memorialul-victimelor-comunismului-si-al-rezistentei-sighet&id=5366&p=4

(fig.3) Photographie, titre original « 1974, 23 octombrie. Vizita de lucru la o Expozitia de sistematizare a municipiului Bucuresti » sur le site administré par M. Bozgan « Comunismul in Romania » : http://www.comunismulinromania.ro/old/Arhiva-foto/Vizite-de-lucru/Vizite-de-lucru-XIII-Bucuresti-Nicolae-Ceausescu-Timisoara-Sibiu-Maramures-I.C.E.C.H.I.M-Uzinele-Republica.html?print=1&tmpl=component


(fig.4) Andrei Pandele, Surprise Witness, Compania, 2009, p.142 


(fig.5) Lilianasnd sur : 

http://www.cinemagia.ro/actori/doina-cornea-24742/poze-hires/1002586/


(fig.6) « C’est à voir : Roumanie, le désastre rouge » réalisé par Josy Dubié et Jean-Jacques Péché, Radio Télévision Belge Francophone, 1988, 59 min.


(fig.7) Pins Opération Villages Roumains en vente sur : 

http://www.delcampe.net/page/item/id,112180292,var,Pins-Roumanie-Operation-Villages-Roumains,language,F.html

(fig. 8) Vidéo extraite de youtube « C’est à voir : Roumanie, le désastre rouge »  : https://www.youtube.com/watch?v=cFmplCaQfBM


(fig. 9)  Image de pins sur un site de vente sur : 

http://www.delcampe.net

 

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